Roger Munier : poésie de la présence et mystique de l’Absence

par Chantal Colomb-Guillaume

Roger Munier appartient à cette génération des poètes français de la présence nés dans les années 1920 et 1930 qui rassemble notamment Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet et Bernard Noël. Mais c’est également un penseur de la présence dans la mesure où il est l’un des premiers traducteurs français de Heidegger par la publication en 1953 de la traduction française de la Lettre sur l’humanisme. En 1963, il publie son premier livre Contre l’image où déjà la question de la présence est abordée par le biais d’une critique de l’image photographique ou cinématographique. Mais c’est dans Le Seul, publié en 1970, qu’apparaît le lien entre présence et absence dans l’expression «la présence-absence du Seul [1] ». Si Contre l’image laissait clairement deviner le choix du langage poétique comme langage le plus propre à dire la présence, Le Seul pose la question de la présence à la fois dans sa relation au langage poétique et à une déité néante, absente. Les fragments publiés à la suite de l’ouvrage sous le titre de D’un Seul tenant apportent aussi leur contribution à une parole de la présence car, à partir du Seul, l’œuvre de Roger Munier se développera selon ces deux formes que sont la méditation et le fragment, le fragment ayant été clairement défini comme « instant », un terme qui par sa relation au temps nous renvoie également à la question de la présence et à celle de la forme la plus appropriée à son expression. Comment, en effet, le langage poétique peut-il dire la présence sans l’altérer? L’œuvre de Roger Munier n’élude pas le problème et tente d’y apporter une solution. Cependant la présence telle qu’il l’envisage n’est pas réductible à l’Anwesenheit de Sein und Zeit, et même si Roger Munier trouve dans le tournant heideggérien (Kehre), et notamment dans Zeit und Sein, une pensée plus proche de la sienne que ne l’était le questionnement du Dasein, il se démarque très nettement de son maître en s’appuyant sur la mystique rhénane pour interroger la présence en relation avec une absence, le Rien qui ne se confond pas avec le Nichts tel qu’il est envisagé par Heidegger dans Was ist Metaphysik? Comment l’œuvre de Roger Munier dit-elle la présence et pourquoi le langage poétique est-il le langage le plus approprié à l’expression de celle-ci ?

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Quelle parole pour la présence ?

Roger Munier qui a fait des études de philosophie aurait pu trouver dans l’écriture philosophique le langage le plus adapté à l’expression d’une pensée existentiale tournée vers le questionnement du « il y a [2] » mais, bien qu’il ne rejette pas le concept, il préfère au langage purement conceptuel de la philosophie moderne celui de la poésie. Cependant, la poésie, si elle veut dire la présence, doit être envisagée comme une expérience.

Roger Munier trouve dans la notation brève, dans l’instant d’écriture, la forme susceptible de traduire au mieux l’expérience de la présence. En effet, c’est la forme de l’écriture immédiate, celle qui peut dire l’expérience sans l’altérer par le travail de la composition ou de la conceptualisation. Car, pour Roger Munier, il ne s’agit pas de définir conceptuellement la présence, ce qui reviendrait à la faire disparaître dans l’abstraction mais d’en rendre compte en restant au plus près de l’expérience. Il parle de la «misère du concept» et dit à son sujet: « Le concept aussitôt perd de vue [3] ». Dire la présence est en soi un projet paradoxal, car l’écriture, si proche soit-elle de l’expérience, fût-elle elle-même considérée comme constitutive de l’expérience, n’en reste pas moins, en tant que langage, un élément qui vient s’interposer entre le sujet et les phénomènes. Avec le fragment compris comme instant d’expérience des choses autant que du langage, Roger Munier entre dans le projet utopique d’un langage transparent qui restituerait l’expérience de la présence sans que les mots ne viennent s’interposer.

Dans Le Moins du monde, il tente le récit d’une expérience de cette « présence-absence » à propos de laquelle il a déclaré dans l’avant-propos du Seul: «Il faut dire à la fois la présence et l’absence». La difficulté est donc double puisque le langage doit laisser se manifester la présence sans que les mots ne viennent faire obstacle, et en même temps dire un manque, un vide, qu’ils ont généralement plutôt tendance à combler. Comment l’écrivain s’y prend-il pour parvenir à ses fins? Le long fragment dans lequel il relate l’expérience note tout d’abord l’interruption de l’aptitude à séparer les étants et à se distinguer soi-même de la masse des étants. « J’avais cessé de nommer [4] » révèle autant la perte du langage comme faculté discriminante que la fin du face à face entre l’homme et les choses. Cette interruption de la désignation des étants dans ce qui les distingue les uns des autres est exprimée par une série de négations: «Il n’y avait colline ni pente ni prairie ni bocage» et accompagnée d’une absence de ponctuation destinée à traduire l’impossibilité de séparer les étants. Pour employer une terminologie rilkéenne, nous pourrions dire que le sujet entre dans l’Ouvert et que, ce faisant, il cesse d’être un sujet, si l’on entend par sujet ce qui s’oppose à l’objet. Dès lors, l’expérience de la présence peut commencer, car elle a pour condition première le retrait de la conscience de soi, laquelle produit un face à face entre l’homme et le monde. Le premier paragraphe du texte décrit la pénétration du monde naturel dans ce corps privé de conscience de soi. Il regarde les choses comme de l’extérieur. Sa perception est modifiée: «J’étais le lieu seulement comme d’une avancée végétale. La proie d’un moutonnement vert, argenté sur ses crêtes par les jeunes feuilles, et qui venait à moi, en marche vers moi». La poésie se met au service de l’expérience, elle décrit la pénétration de la nature dans le sujet par le recours à l’image d’une armée qui s’avance vers sa conquête (avancée, proie, venait, en marche). Le sujet qui a perdu l’aptitude à distinguer les étants ne perçoit plus qu’«Une masse fluide». La séparation des étants dans l’univers quotidien laisse la place à «la continuité». L’expérience est paradoxalement décrite par un sujet qui a perdu la faculté discriminante du langage et « presque » celle de la perception. L’instant de pure présence aux choses est évoqué par une énumération de termes qui insistent à la fois sur la passivité du sujet et sur sa béatitude: «En proie seulement. Envahi. Bienheureux. Délivré». Car on ne peut rien dire de ce qui est perçu dans l’instant de présence vu qu’il n’y a plus d’un côté un sujet percevant et de l’autre un objet perçu mais une continuité, un tout dans lequel dehors et dedans se confondent. Au sens propre du terme, il ne peut y avoir de description de la présence. Elle constitue un innommable, la limite même du langage.

Mais l’expérience relatée par Roger Munier ne s’arrête pas à l’évocation de la présence. Le fragment décrit une avancée. L’on peut certes parler d’un récit qui montre la progression de l’expérience de la présence, mais il ne s’agit pas que de cela car cette avancée est bien celle d’une instance qui, telle une armée, vient prendre possession du sujet presque aboli par celle-ci. Qu’est donc cette « instance en marche » que seuls des démonstratifs déictiques vont désigner sans qu’il soit jamais possible de la nommer puisque en bonne logique elle échappe elle-même au pouvoir de dénomination dont le sujet est privé ? Qu’est «cela», «ce qui venait» ou encore plus loin «ce qui était venu… et qui s’était évanoui» ? Une rencontre a eu lieu que l’on peut appeler «présence» mais «ce» qui s’est manifesté dans la rencontre a revêtu un caractère éminemment disparaissant. Ce qui s’est donné s’est en même temps retiré. Il nous semble que nous pouvons reconnaître là cette Absence évoquée par Roger Munier dans l’avant-propos du Seul, une Absence qui se retire dans l’instant même où elle se manifeste, fondamentalement invisible et inaccessible. L’expérience permet de faire l’expérience du Seul, c’est-à-dire d’un monde dans sa continuité faite de visible et d’invisible, d’éléments humains et non humains susceptibles de ne former plus qu’un l’espace d’un instant. Cette expérience, proche de celle de l’Ouvert chanté par Rilke dans sa «huitième élégie» commentée par Roger Munier [5] peut être appelée selon la dénomination qu’il a lui-même employée: «extase nue». Car il s’agit bien d’une expérience d’ordre mystique, mais proche d’une mystique naturelle, «sauvage», dirait Michel Hulin [6], bien qu’elle ne se résume pas à cela.

L’herméneutique

Les récits d’expériences que l’on trouve çà et là dans l’œuvre de Roger Munier trouvent le plus souvent leur expression dans le langage poétique. Mais comme nous le suggère Orphée, un ouvrage dans lequel par le biais de la voix d’un sage, Roger Munier fait la critique du personnage mythologique qui, fier du pouvoir de son chant, reste aveugle aux profondeurs auxquelles il accède, il ne faut pas en rester là. Bien qu’un ouvrage comme Le Seul emprunte au lyrisme les moyens d’une célébration (« Je la nomme, je la célèbre, je suis sa voix [7]. »), celle-ci ne se confond pas avec une célébration de joie ordinaire. La joie dont il est question dans le dernier chapitre du Seul est d’ordre extatique; elle s’apparente à la béatitude du sujet «envahi», «bienheureux» de l’expérience décrite dans Le Moins du monde. Évoquant cette joie, Roger Munier écrit : « J’ai la joie immédiate et physique, qui n’est pas la plénitude illusoire d’une présence possédée, mais comme la vibration de l’absence consommée dans la limite et dans la limite sans fin se niant [8] ». Et il nous invite à reconnaître dans son chant, « le chant de l’absence », « le chant de l’exil [9]. », donc à prendre en compte la part du négatif qui se manifeste et se retire au sein de la présence. Lorsque l’extase s’achève, que le sujet a « regagné ses limites [10]. », vient le moment du retour à la conscience et avec lui le sentiment de la perte, du manque.

L’œuvre de Roger Munier s’attache autant à exprimer cette perte qu’à dire la présence. Elle trouve même son fondement dans une expérience primordiale dont l’écrivain fait le récit dans Éternité, une méditation sur le « il y a » publiée en 1996. L’écrivain rapportant un souvenir d’enfance lié à la solitude qu’il a éprouvée après une fête familiale, lorsqu’il est resté « le front appuyé contre les barreaux de la grille [11]. » de la maison, analyse le sentiment de la perte qu’il a alors éprouvé. Au récit de l’expérience succède une véritable herméneutique dans laquelle il analyse l’expérience vécue par l’enfant qu’il a été. On glisse peu à peu des faits qui sont autant de signes à déchiffrer, vers une interprétation dans laquelle on peut reconnaître l’héritage de la tradition apophatique: « Après ce départ et la perte au loin du bruit de la dernière voiture, c’était comme s’il ne me restait plus rien. Ce rien m’envahissait, répandu sur tout comme une buée [12] ». Un lecteur non averti pourrait passer à côté de ce passage de la simple négation «ne…rien» à sa substantivation précédée d’un démonstratif à valeur anaphorique: « Ce rien ». La substantivation de « rien » permet de le placer en position de sujet ; dès lors on reconnaîtra dans l’expérience décrite une expérience proche de celle racontée dans Le Moins du monde: « m’envahissait » rappelle « envahi » et « buée » fait écho à la « tiédeur humide » accompagnée d’« une lumière irréelle, opaline et dorée » dans le fragment. Or le rien est la traduction du nicht eckartien traduit par rien ou par néant, selon les traducteurs, un rien qui renvoie à une déité sans nom, déité béante qui fait naître tout ce qui est. L’évocation de l’expérience enfantine d’Éternité prend progressivement une orientation herméneutique puisque l’écrivain nous invite au déchiffrement des signes que sont les « barreaux de la grille », la sensation de froid ou encore le « sentiment inconnu » éprouvé alors: « Puis-je dire qu’alors, sous les espèces d’un manque puissamment ressenti, j’ai fait l’épreuve du rien ? Du rien comme de ce qui n’est pas rien, sans être pourtant quelque chose ? [13] » Éternité ne rapporte pas seulement des expériences enfantines, il est le récit de l’initiation mystique d’un enfant qui fait l’épreuve de la rencontre de la déité disparaissante, de la «présence-absence» dans son retrait.

Quant à l’orientation chrétienne de cette herméneutique, elle est perceptible dans le rapprochement établi entre cette expérience et celle du premier chapitre du livre. En effet, les pages liminaires d’Éternité situent le premier souvenir de l’enfant dans un jardin qui lui procure le sentiment d’être « Investi, me semble-t-il, à chaque fois, par une présence diffuse qui me baignait ». Les deux expériences enfantines relatées dans les deux premiers chapitres d’Éternité forment un diptyque dans lequel présence et absence, éden et deuil – au sens de douleur et de perte – se font écho. L’enfant fait l’expérience de la même « instance » qui se manifeste à la fois comme présence et comme absence. Et ces deux chapitres préliminaires viennent éclairer par leur caractère concret l’analyse du « il » de « il y a » qui va constituer l’essentiel de la suite du livre, Roger Munier nous invitant à prendre en compte le manque inscrit dans le plein dans cette formule qui semble dire que quelque chose existe mais qui abrite un « il » en apparence vide. Le « il y a » est un autre nom de la « présence-absence » évoquée dans Le Seul car de même qu’il n’y a pas de présence sans absence, il n’y a pas de « il y a », d’existence, sans le « il » qui exerce un pouvoir négatif sur tout ce qui existe. Roger Munier nous invite à une lecture herméneutique, non pas seulement des deux expériences enfantines relatées mais bien de toute expérience du monde, à commencer par les plus naturelles comme celle du brouillard [14]. Il prend un phénomène dans la réalité immédiate, dans son quotidien et déchiffre les signes de l’invisible, les donnant à voir à son lecteur dans leur simplicité mais aussi dans leur profondeur. Tous les phénomènes observables méritent son attention et son Opus incertum offre autant de signes à déchiffrer ou à méditer qu’il comporte de fragments. Car, comme il le dit lui-même dans L’Extase nue: « L’absence se lève de partout. Tenant aux choses mêmes, à leur profil immédiat, à cette calme évidence qu’elles ont pour nous, dans l’habitude. L’absence en dépend. Elle émane de leur tissu de choses fermes et là: présentes [15] ». Inséparable de la présence des choses, l’absence est leur part invisible, celle que le regard attentif de l’écrivain nous invite à déceler sous le voile de l’apparence.

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Bien que lecteur de Heidegger, interpellé par la « phénoménologie de l’inapparent » telle qu’elle est évoquée dans Zeit und Sein, Roger Munier ne se satisfait pas davantage de l’Anwesen du dernier Heidegger que de l’Anwesenheit de Sein und Zeit. La présence dont toute son œuvre se fait l’écho est la manifestation apparente d’une déité néante qu’aucun nom n’est propre à désigner et qui est le plus souvent appelée « absence » ou « rien ». Cette « présence-absence » constitue l’unité majeure de l’œuvre de Roger Munier. Déjà posée dans Contre l’image daté de 1960 [16], la présence parcourt toute son œuvre et dès Le Seul est étroitement liée à l’absence dont elle est indissociable. Si l’on peut parler de «phénoménologie de l’inapparent» pour l’œuvre de Roger Munier, il convient de ne pas comprendre «inapparent» en relation à l’être, mais au rien, à une « instance » d’ordre mystique qui se manifeste et se retire dans des instants de « présence-absence » dont l’œuvre se fait le réceptacle mais dont elle propose également l’herméneutique en relation avec la mystique négative. La poésie est au service de cette mystique; chez Roger Munier elle n’est jamais une fin. Son attention à la beauté est un hymne à la présence de même que sa fascination pour le déclin nous invite à prendre en compte le négatif dissimulé dans les choses et à aimer le Rien jusque dans notre propre négation, jusque dans l’abolition de notre présence par la mort, abolition que «l’extase nue » préfigure. La poésie est le « chant de l’absence», elle ne célèbre la présence que comme visage apparent de l’Aboli, de l’Absent, du Rien.

Chantal Colomb-Guillaume
Conférence prononcée à l’Université de Bucarest le 1er décembre 2007

[1] Roger Munier, Le Seul, Paris, Tchou, 1970, rééd. Deyrolle 1993, p. 147.
[2] Voir notamment D’un Seul tenant dans Le Seul, op. cit., p. 158, 161 et sq. ou Éternité, Montpellier, Fata Morgana, 1996.
[3] Roger Munier, Le Moins du monde, Paris, Gallimard, 1982, p. 74.
[4] Ibid., p. 25. Les citations qui suivent renvoient aux pages 25 et 26 du livre.
[5] Voir Roger Munier, La Déchirure, Montpellier, Fata Morgana, 1998.
[6] Voir Michel Hulin, La Mystique sauvage, Paris, PUF, 1993.
[7] Roger Munier, Le Seul, op. cit., p. 138.
[8] Ibid., p. 144.
[9] Ibid.
[10] R. Munier, Le Moins du monde, op. cit., p. 26.
[11] R. Munier, Éternité, Montpellier, Fata Morgana, 1996, p. 15.
[12] Ibid., pp. 14-15.
[13] Ibid., p. 15.
[14] Ibid. voir p. 65.
[15] Roger Munier, L’Extase nue, Paris, Gallimard, 2003, p. 51.
[16] Voir notamment : R. Munier, Contre l’image, Paris, Gallimard, 1963, p. 53 (« la suggestion de la présence est totale »).