Le monde sans moi

Par Sébastien Hoët

Tausend Augen n° 21, janvier 2001

Roger Munier est né à Nancy en 1923. Sa vie paraît tout entière placée sous le signe de l’ambivalence : il tente une parole qui conjugue poème et philosophème, sans jamais laisser ses méditations s’enliser dans l’une des deux formes éminentes du discours, il traduit et commente (Héraclite, Silesius, Rilke, Heidegger, Paz, Porchia, Juarroz, …) avec autant d’ardeur qu’il écrit pour son compte personnel, et, de façon peut-être plus contingente, il a tenu à mener une vie professionnelle brillante, dans la haute administration de la métallurgie, loin des chapelles de l’écriture institutionnalisée, tout en gardant des responsabilités dans le milieu éditorial. Ce besoin de retranchement qui caractérise son existence et fait de son œuvre une œuvre de solitaire, une parole éprise du silence auquel elle doit ses ruptures soudaines, ses qualités de résonance profonde, presque gutturale (« Car je suis une voix plus qu’un style » aime à confier Roger Munier), ne l’ont pas empêché de rencontrer les plus grands écrivains et artistes du siècle, et de nouer des liens d’amitié avec certains d’entre eux : Heidegger (dont il fut l’ami intime et l’un des premiers traducteurs), Paz (dont il a traduit L’Arc et la lyre), Char, Cioran, l’équipe de Tel Quel à ses débuts, Bresson, et tant d’autres. La discrétion de sa voix, et la hauteur de ses vues, n’en font pas un écrivain « médiatisé » même s’il apparaît dans L’Encyclopædia Universalis ou l’Anthologie de la poésie française dans la Bibliothèque de la Pléiade, et si la NRF lui a consacré un numéro en hommage ; mais ses écrits resteront. Parmi ceux-ci, des réflexions sur l’image.

Il se pourrait que toute l’œuvre de R. Munier se résumât, en fait, à une méditation sur l’image, ses tours et ses détours, cette duplicité qu’elle est pour elle-même, puisqu’une image, par définition, n’est jamais complète à elle seule, et se tient dans le curieux écart qui sépare la chose et son double. Le monde est tout entier du visible, et s’il y a de l’invisible, celui-ci n’est que dans la profondeur qui se déplie en toute réalité pour un regard qui s’attache à varier ses jeux d’accommodation. Observant une fleur, une rose, R. Munier ne s’intéresse pas tant à la beauté immédiatement visible, les pétales rouges, éclatants, la tige qui se balance, et cette germination continuelle que la caméra a rendue pleinement, qu’au contour où « quelque chose » comme un rien, comme le néant, a commencé de se perdre, de se renverser : certes, tout autour de nous, « il y a », nous sommes entourés de choses tangibles, mais cette dimension d’être n’est qu’un résultat, celui d’une négation du néant antérieur à tout être. Simplifions : comme le dit R. Munier dans L’Apparence et l’apparition, le visible est ce qui peut être vu. Le monde nous concède la possibilité de le voir, mieux, il nous fait don de cette possibilité. C’est parce que le monde se donne à voir que nous sommes voyants, et non l’inverse. Cette visibilité est un processus d’une infinie subtilité, un travail perpétuel à l’œuvre en toute chose, même la plus infime : le monde ne cesse d’apparaître, mais nous ne voyons ordinairement que le produit immobilisé de cet apparaître, en somme l’apparu. L’apparu n’est pas que le stigmate d’un regard mal accommodé, il est bien ce en quoi l’éternel mouvement du monde se dépose avant le ressac qui creuse dans les choses et les êtres la dimension de leur usure, de leur mortalité.

Ainsi, la chose n’est qu’une absence qui se tient debout, un néant qui s’occulte, et elle est toujours en retard sur soi : elle n’est qu’apparue, et en tant que telle, elle est un voile pour elle-même (pour l’apparaître dont elle est le fruit). Disons-le dans des termes qui ne sont pas ceux de R. Munier, le chose n’est à soi que son image. Et nous, à ce retardement qu’est la montée du monde à sa visibilité, nous ajoutons le retard de notre regard accommodé le plus souvent à l’apparu coupé de ses racines – quand nous le regardons… Alors, quel sera l’effort de R. Munier à partir de ce constat ? Il s’agira de remonter le flux du visible, de s’y disperser, car la subjectivité est un moment de stupeur du flux, un arrêt inutile, pour le parcourir en tous sens, tâchant de dire ce qu’est le fleuve avant de s’y noyer – pour paraphraser Edmond Jabès. Il s’agira donc de dire le monde sans moi, sans le retard second du je.

Dans ce contexte, qu’a à nous offrir une méditation sur l’ « image objective », c’est-à-dire sur la vision un peu glacée que donnent du monde la la photographie comme le cinéma ? Contre l’image, qui est l’ouvrage de référence de R. Munier dans l’élucidation du statut de l’image objective, nous le dit d’entrée de jeu : l’art nous donne à voir, à saisir, le monde tel qu’il est pour l’œil humain, alors que photographie et cinéma – qu’il convient de distinguer dès lors du domaine artistique classique – laissent la parole au monde, absenté de l’homme. L’image objective n’imite pas le monde, elle en est l’énoncé même. R. Munier va plus loin que Barthes qui, plus tard, montrera dans La Chambre claire que ce qui nous « point » dans la photographie est, au-delà de certains paysages, de certains visages qui émergent toujours neufs du fond gris des albums, le « ça-a-été », l’irréfutable vérité de la pose : ma mère a posé pour cette photographie, même si elle a été surprise, elle s’est trouvée devant l’objectif, cette scène a eu lieu, de même que ce paysage, ces gens endimanchés, ont existé, sans doute possible. R. Munier ne se laisse pas attendrir par le « ça-a-été » et la dimension de mort que la vision du passé ouvre inéluctablement, il perçoit plutôt cette parole abyssale qui ne cesse de se dire dans une espèce de langueur, d’étirement, qui ridiculise les nostalgies de l’être humain : la parole du monde sans l’homme, l’extase du monde désert, son « c’est ! » qui nous réduit en poussière. Par la photographie, par le cinéma, le monde est toujours déjà vu, déjà perçu, regardé avant que nous ne le regardions. Certes, nous voulions atteindre le « monde sans moi », mais en l’occurrence nous ne disposons même plus de la possibilité d’un discours. Nous devenons le lieu d’un spectacle qui nous exproprie.

L’issue à cette expropriation est double, en forme d’alternative : soit nous nous laissons déposséder par ce discours sans verbe, soit nous façonnons un dire nouveau, une nouvelle syntaxe où l’image objective prend place. Penser ce dire second est la tâche difficile qui incombe au dernier chapitre de Contre l’image (« Analogos ») et à Le Chant second. Se profile un cinéma qui n’existe que comme le point-limite des tentatives les plus risquées du Septième Art, celles de Bresson et de Tarkovski pour l’essentiel. Les images se composent dans Pickpocket ou dans Andreï Roublev selon des articulations plus « mondaines » que scénaristiques. Bresson indique en prologue que son film n’obéit qu’à la logique immanente des images et des sons, ses « modèles » vaguant au gré de leurs surgissements, leurs accélérations, etc. et chez Tarkovski chaque image est un monde où l’action se perd ou se multiplie sur les côtés tout aussi bien qu’au centre de l’image en question pour, en fin de compte, se laisser absorber dans la contemplation de vitraux – images objectives d’images sacrées. Il faut mettre fin au récit qui dicte à l’image son impulsion et sa vérité extérieures pour que naisse véritablement un « récit d’images » comme l’écrit R. Munier. Alors, non seulement le monde finira ce monologue qui est notre plus grand mutisme, et notre plus grande solitude, notre exil, mais en outre il parlera une langue qui, restant la sienne, s’adressera pourtant à nous.