Pour une lecture existentiale du mythe du Paradis perdu

Par Chantal Colomb-Guillaume

Pour préparer Adam, ouvrage écrit en 2003 et paru chez Arfuyen en 2004, Roger Munier entreprit une relecture minutieuse des chapitres 2 et 3 du livre de la Genèse et une fois Adam achevé, il relut attentivement les textes qu’il n’avait pas intégrés à l’ouvrage. C’est ainsi que le 29 octobre 2003 il met le point final à un livre complémentaire d’Adam qu’il intitule Esquisse du Paradis perdu et qu’il ne décidera de publier que plus tard. C’est ici à une lecture existentiale du mythe que nous convie Roger Munier, nous invitant à nous interroger sur la solitude et la liberté du premier homme. Soulevant les questions que pose le récit biblique, il met en évidence la part énigmatique du texte et en propose une lecture peu commune.

Cet Adam, seul d’une «solitude abyssale» nous émeut: Adam nous apparaît d’abord dans sa fragilité, sans passé et sans compagne, «laissé» un instant en proie à la déréliction. Adam, parce qu’il n’a pas la connaissance, est présenté comme celui qui rêve, qui vit au Paradis sans savoir qu’il s’agit du Paradis. À l’image de Dieu, «l’homme fut le rêve de Dieu». Mais l’ennui le gagne et Dieu, le plongeant dans un profond sommeil, bâtit la femme à partir de l’une de ses côtes – il ne s’agit pas d’une création. Roger Munier insiste sur différents éléments, lesquels révèlent la précision de sa lecture: la femme n’est pas dite «créée», elle n’est pas non plus une seconde image de Dieu. Roger Munier est également sensible au style du texte biblique et note la présence du lyrisme dans les premiers mots de l’homme qui célèbre la femme en répétant «celle-ci» dans son exultation. «On ne parle que pour dire un manque», écrit Roger Munier, et l’on peut voir là l’un des thèmes récurrents de son œuvre. L’homme a une «béance en lui», ce lieu d’où la femme fut extraite pour répondre au manque qu’il éprouvait. Et l’homme prend la parole pour la première fois afin d’exprimer son bonheur de ne plus être seul mais, le disant, il dit le manque.

L’homme est-il coupable de la Chute hors du Paradis ? La lecture fidèle au texte que propose Roger Munier, décomposant la scène dramatique, insiste sur le fait qu’Ève n’était pas encore présente lorsque l’interdit de l’arbre de la connaissance fut prononcé par Dieu et qu’elle est de ce fait innocente, que c’est par le seul désir qu’elle en vient à goûter du fruit de l’arbre et que c’est tout naïvement, sans vouloir désobéir à Dieu, qu’Adam accepte de consommer le fruit avec elle. Tout comme l’Eurydice de son Orphée, Ève est présentée par l’écrivain comme la part d’ombre de l’homme. Après cette transgression qui n’en est peut-être pas une, Dieu ne sera plus qu’Absence pour l’homme chassé du Paradis, en exil. Bien sûr une telle interprétation du texte biblique ne peut laisser le lecteur d’Esquisse du Paradis perdu indifférent ; une question essentielle lui est posée.

La lecture de ces deux livres de la Genèse par Roger Munier nous interroge en effet sur la responsabilité d’Adam: «La transgression fut-elle un acte libre ?» Cette question fondamentale sous-tend celle du péché originel. On ne peut qu’être frappé par l’absence du terme «péché» dans ce texte. Il ne peut y avoir de faute que s’il y a liberté, or peut-on être libre si l’on ne possède pas la connaissance ? La faute d’Adam est d’avoir écouté la voix de sa femme mais avait-il la liberté de ne pas l’entendre ? Roger Munier précise pour étayer sa thèse que Dieu se repentit d’avoir créé l’homme (livre 6), celui-ci une fois chassé du Paradis, éloigné de Dieu, étant à l’origine de bien des maux. La faute que l’on prête à Adam est dans le désir qu’eut Ève, tentée par le plus rusé des animaux, de goûter le fruit et de le partager avec lui mais elle précède sa liberté qu’il n’acquiert qu’après avoir mangé du fruit, telle est la conviction profonde de Roger Munier.

Cette lecture de la Genèse invite le lecteur d’aujourd’hui à remettre en question la liberté de l’homme au Paradis perdu mais lui rappelle dans le même temps que, chassé de ce Paradis, il est un homme libre contraint d’assumer sa liberté et sa finitude. Dieu est caché et l’homme est seul, «image blessée» de son Créateur. C’est de ce Dieu absent que parle toute l’œuvre de Roger Munier, un Dieu dont l’homme a perdu la Présence lorsqu’il a été contraint à l’exil hors du Paradis. Pendant longtemps l’écrivain évita le nom de Dieu mais dans ses derniers livres il n’hésita pas à le prononcer afin de préciser sa pensée et d’éviter tout contresens quant à sa relation au Dieu absent, caché, mais dont la pensée l’accompagna toute sa vie.

Chantal Colomb-Guillaume
décembre 2010