Actualité
Roger Munier, La Voix de l’érable
Opus incertum VII, mars 1995-septembre 1997
Lu par Marc Wetzel / Poesibao L’actualité de la poésie
Mois après mois, pendant des dizaines d’années, Munier notera les pensées qui veulent bien lui venir. On ne sait ce qu’il faut le plus admirer : par exemple, dans le seul mois de mai 1996, son sens de la formule (J’aime que je sois, mais je n’aime pas qui je suis) ; sa sobre justesse (Attendre, ce n’est pas seulement éprouver, c’est épouser le temps); son sens de l’observation animale et végétale (Un ou deux chiens errants parcourent le village, rapides, hagards. Ils sont en rut. et La belle fleur jaune vif du pissenlit, éclatante il y a peu, porte à présent l’affliction de ses graines, dans la boule diaphane sans beauté qui se défait au vent)…
La chronique d’Emmanuel Godo
La Croix, 2 avril 2025
Dans la société de l’étalage, quelle place pour la décence ? Pour les besoins de la promotion d’un livre, jusqu’où aller dans l’exhibition de soi, de ses blessures ? Il y a des choses qu’on ne devrait dire qu’en de certaines circonstances, à l’abri des regards, hors scène, mezza voce. Mais la vanité est tellement enkystée chez certains êtres que pour faire parler d’eux, ils seraient prêts à vous faire visiter de fond en comble les caves de leur vie. Tout, pourvu qu’on parle d’eux. Je ne pense pas ici aux anonymes qui ont parfois besoin de cette mise en lumière, mais aux installés, aux heureux du monde médiatique, aux maîtres de la communication présente qui, non contents d’occuper le haut du pavé, veulent sculpter leur image en ajoutant à leur personnage public le grand air de la fragilité.
La mascarade est redoublée par le fait que c’est le livre qui sert d’instrument à ce dévoilement narcissique. Or l’écriture véritable est silence assourdissant, défiance obstinée à l’égard du discours – tout le contraire de l’ostentation.
Ouvrir La Voix de l’érable de Roger Munier (Arfuyen), c’est partir à des années-lumière de cette foire aux vanités qui prétend nous servir de monde. Voilà un livre. Digne de ce nom. Une autobiographie, prévient la quatrième de couverture, « mais qui ne serait faite que des moments impersonnels où l’être s’est senti traversé ». Cela donne des notes, étincelantes, mettant l’esprit en alerte, le raccordant aux sources éternelles : « Tout a une cause, dans le hasard. Cette cause abolit le hasard », « Le silence est la voix même, la voix nue de l’absence », « La vieillesse peut être, doit être l’âge de la vision », « « Quand je serai grand… », dit l’enfant. Il le répétera sa vie durant… », « Innocence des fleurs offertes, martyres un instant du beau », « Ce qui est écrit, même s’il reste inconnu, du fait qu’il est justement écrit et vraiment nomme, change quelque chose au monde ». On reconnaît aussi un écrivain à la qualité des interlocuteurs qu’il se donne. Écriture et lecture sont une même conversation silencieuse que nous avons avec des rois. Roger Munier (1923-2010) a été le traducteur d’Octavio Paz, de Roberto Juarroz, d’Angelus Silesius, de Martin Heidegger, excusez du peu.
L’enjeu pour chacun de nous, dans la Babel écœurante, est de nous maintenir en état de vie spirituelle. Jean-Yves Clément nous confie de quoi tisonner notre soif. Son livre se glisse dans une poche comme un mémorial. Il s’intitule L’Exil de la pensée (Le Condottière). Il est écrit avec Joubert, Chamfort, Lichtenberg, Nietzsche et prend la forme d’aphorismes qui ont la vertu de nous délivrer des sirènes racoleuses et bavardes : « Le Christ n’est que la part que nous sacrifions chaque jour à calomnier la vie ». « La vie pleine, c’est la poésie sans la poésie ». « La résurrection est une chose permanente, n’étant que la conscience de l’amour qui partout et toujours s’éveille ».
Cet amour qui partout et toujours s’éveille fait vibrer les pages du très beau livre de poésie de Soline de Laveleye, Par les baleines (Gallimard). Voilà un livre qui nous emporte dans son secret. Qui nous remet à la bouche un goût de liberté, nous fait comprendre immédiatement ce vœu comme une fulgurance qui n’attend en nous qu’un réveil : « On emprunterait bien un corps aux oiseaux ». Et cette voix qui vient nous rejoindre, si fraternellement, si évidemment, si délicatement, dans notre marche à travers le temps : « En te retournant tu comprends/que tu ne les saisiras pas// Les bandelettes dont tu t’es dépouillée/- comme la nuit brode au jour un liseré lumineux/tes visages quittés filigranent tes passes -/mues translucides, duvet pris aux épines/- tes âges – traînées d’ambre, neige/que boivent les paysages : /un courage couve dans les herbes/ou un ruisseau, elles lui ouvrent la piste ». Ce pluriel, « tes âges », est prodigieux, il est le signe qui vient attester l’authenticité d’une voix, la justesse du regard posé sur ce qui se joue dans une vie singulière. Avec une lucidité implacable sur ce que la tâche à accomplir a d’ardu : « Il faut de la force/pour plonger dans la langue des premières années : /c’est un jardin plié ». Et cette merveilleuse inquiétude qui vient nous vriller l’âme à la pensée du soir de nos vies : « Nous ignorons toujours/si la vie suffira/ pour apprendre à nager/ce qu’il reste de jours ».
L’amour-propre n’est jamais bon écrivain. Ce qui écrit, en nous, est pauvre comme Job, ignorant de tout, assuré de rien. Au bord de l’excuse ou de la prière. Avec un désert de silence à traverser. Aux antipodes du monde où l’on compose des rôles, où l’on ménage des intérêts. Loin des carrières et des milieux. « Tout près du cœur sauvage de la vie », comme l’écrivait Joyce dans Portrait de l’artiste en jeune homme.
La Voix de l’érable
Présentation de l’éditeur
Les éditions Arfuyen ont commencé de publier Roger Munier en volume dès 1980, l’année même où il commence à écrire son Opus incertum. À sa demande elles ont repris le flambeau de son édition en 2007 (Les Eaux profondes. Opus incertum V) lorsque Gallimard s’est retiré du projet.
À l’occasion de leur 50e anniversaire, les Éditions Arfuyen ont décidé de se lancer dans l’édition intégrale de la partie encore immergée de l’iceberg, de loin la plus importante et celle qui donne son sens à l’ensemble.
Elles font là œuvre de fidélité en même temps que d’audace pour se projeter résolument dans une période où se mettent en place les fondements d’un nouvel obscurantisme.
Le livre
Ce livre est le septième volume de l’œuvre d’une vie, l’Opus incertum, que Roger Munier n’a interrompue que quelques jours avant sa mort le 10 août 2010.
Œuvre gigantesque puisque son édition complète comportera en tout une quinzaine de volumes et plus de 3000 pages extrêmement denses. Œuvre-somme comme L’Errant chérubinique est le Grand Œuvre d’Angelus Silesius, que Roger Munier a magnifiquement traduit et publié aux éditions Arfuyen.
Œuvre conçue comme un tout unique, dont le titre général choisi par Roger Munier montre déjà la nature puissamment architecturée : car, dans l’art des bâtisseurs, un opus incertum est un « assemblage de pierres irrégulières s’enchâssant les unes dans les autres de façon à former un ouvrage continu ».
Œuvre posthume, et conçue comme telle, puisque le propos de ce livre n’est nullement celui d’un journal ou de carnets intimes, mais cherche à atteindre ce qui fait l’essentiel de notre destinée de vivants, et qui est en réalité de nature « impersonnelle » : « Une autobiographie, mais qui ne serait faite que des moments impersonnels où l’être s’est senti traversé. »
Œuvre totale, à la fois philosophique, spirituelle et poétique, qui ne peut se comparer à nulle autre dans l’histoire des littératures. Avec la même intransigeante lucidité et la même sereine obstination qu’un Montaigne ou qu’une Dickinson, Munier s’essaie à écrire ce qui sans cesse, en même temps que la vie, lui échappe : « Je fais, dans ces notes, un demi-pas vers l’inconnu – mon inconnu ou l’inconnu – parfois un autre moindre encore, parfois un pas en retrait. Mais peu à peu j’avance dans l’incertain. Au total j’avance. »