Lettre à Jacques Borel

« El Cueto », Pechón, Cantabria (Espagne)

Roger Munier, le 29 juillet 1968

En espagnol, « Cueto » veut dire haut lieu, au sens propre, endroit en hauteur, dégagé, ouvert sur un large horizon. Puis, lieu imprenable, d’où forteresse. L’idée de distance, d’agressivité latente, à tout le moins de dissuasion impliquée par ce sens second ne me déplaît pas non plus. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à donner à la propriété le nom du lieu, nom qui remonte fort loin dans le temps. Et maintenant, le Cueto c’est nous, c’est moi surtout, un cinglé qu’on ne voit jamais, qui se lève à des heures impossibles, qui se balade entre ses murs à demi nu, qui fait des livres, qui n’a pas de voiture, qui boit du whisky, qui n’aime autrement que le vin d’ici le plus ordinaire, qui n’a pas besoin qu’on lui apprenne à couper en tranches fines, avec un grand couteau effilé, le jambon cru, ce fameux « jamon serrano », qui sait faire la cuisine etc. Oui, ce type-là va bien avec l’endroit. D’ailleurs, c’est lui qui l’a découvert et qui est venu acheter le terrain. Il parle pas mal l’espagnol, avec un très léger accent, pas désagréable. On l’a vu aussi parler d’autres langues avec des touristes. Il a l’air, au fond, tout à fait chez lui dans le coin. Qu’est-ce que c’est que ce type-là ? Il y en a bien qui peuvent y aller voir, Onesimo, le boulanger qui fait aussi les courses au bourg voisin, autant qu’on veut, pour 5 pesetas le tout et le jardinier Chema, à qui on ne demande guère d’ailleurs que de nettoyer ou dégager des rochers, alors qu’il aimerait mieux planter des glaïeuls. C’est plein de rochers là-haut. Il n’y a que ça. Et le plaisir de ces gens-là c’est la pierre, la pierre, avec ici et là, dans les trous et pas dans n’importe lesquels, des pourpiers qu’ils sèment, mais ça Chema n’a rien à y voir, c’est Madame qui se le réserve. Leur sonnette c’est une cloche de grosse vache qu’on fait tinter. On voit arriver là-haut toutes sortes de choses hétéroclites, des dames-jeannes dont ils enlèvent l’osier pour en faire des vases, des outres à vin, des vieilles casseroles en cuivre et jusqu’à des jougs en bois dont on ne se sert plus, car il n’y a plus de bœufs, et qu’ils astiquent, qu’ils astiquent, le type surtout, qui semble avoir pour ces choses une patience incroyable. Des cailloux aussi, ah les cailloux, le type les collectionne. Il passe des heures à chercher dans les galets de la petite plage où personne ne va jamais et où, bien sûr, eux vont, délaissant l’autre beaucoup plus grande et où on peut se procurer du Coca-cola après le bain, il passe des heures à chercher des cailloux. Et il met les plus beaux, les plus ronds, dans un panier mélangés à des racines de bruyère, comme des œufs en somme. Un jour on l’a vu revenir avec une grande racine blanche, ramifiée, lavée par l’eau de mer et il a mis ça au mur de leur salle de séjour, comme ils disent. Au fond, la vie de ce type-là, en dehors des livres qu’il écrit, mais on n’en sait pas grand-chose, est faite de peu. En tous cas il s’occupe. Il n’a pas l’air de s’ennuyer. Et il nous observe, sûr qu’il nous observe. Il sait ce qui se passe et quand le gaitero (le joueur de gaita, sorte de cornemuse bretonne) vient au pueblo, alors on le voit descendre. On se rend compte qu’il aime ça, car il s’assied dans un coin et il écoute, en serrant les mâchoires d’émotion parfois, surtout quand le gaitero, tout en jouant, se met à chanter l’asturienne. Il disait à Alfonso, notre Président, qui est son seul ami, que ces mélopées-là, aigres et violentes, qui n’en finissent pas, sont comme le chant de l’étendue et d’une étendue qui est marine, où la mer est toujours présente… En fait, comme tous les gens un peu cinglés, c’est un brave type, et pas fier, ça non. Il aime le coin et il a dit qu’il y vivrait quand il prendra sa retraite. Mais ce n’est sans doute pas pour demain.

El Cueto
Pechón
29 juillet 1968